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JACQUES LECOFFRE ET C-, LIBRAIRES-ÉDITEURS

PARIS

OEUVKES COMPLETES

CNE PRÉFACE PAR M. AMPÈRE

de P ' rade anie française

TOMK SIXIÈME

DEUXIÈME ÉDITION

UASTi: CT LA PIIILOMOPHIE C ITIIOI.IQI K U Alll*

A. F. OZANAM

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OEUVRES COMPLETES

A. F. O Z AN AM

A VIC

UNE PRÉFACE PAR M. AMPÈRE

de l'Académie française

HECONDE EDITION

TOME SIXIEME

DANTE ET LA PHILOSOPHIE CATHOLIQUE AO XIII* SIECLE

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PHILOSOPHIE CATHOLIQUE'

AIJ TREIZIÈME SIÈCLE

A. F. OZANAM

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QLATRIÉHE ÉDITION

JACQUES LECOFFRE ET C'*, ÉDITEURS

llllf DU Vllt OX -CULO.BIKR, 19

1859

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AVERTISSEMENT

DE U DEUXIÈME ÉDIT10S

En publiant une nouvelle édition des Recherches sur Dante et la philosophie catholique au treizième siècle, on a besoin de remercier tous ceux qui ont encouragé ce travail. On ne peut oublier l’accueil indulgent qu’il trouva d’abord auprès de la Faculté des lettres de Paris. On sait aussi tout ce qu’il a à la critique bienveillante qui s’en occupa en France et à l’étranger. Aucun suffrage ne pouvait l’honorer davantage que ceux de M. Ch. Witte, éditeur des Lettres (le Dante; du P. Pianciani, dans les Annales des sciences religieuses de Rome, et des savants rédacteurs de la Gazette littéraire univer- selle de Halle. On saisit en môme temps l’occasion d’exprimer une vive gratitude pour le traducteur allemand de Munster, et les traducteurs iudiens de Milan, de Naples, de Pisloja et de Florence. Tant

DA* TE. 1

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AVERTISSEMENT.

de faveur faisait à l’auteur un devoir de donner à celle nouvelle édition des soins qui la rendissent plus digne du public. Il y a corrigé beaucoup, et beaucoup cependant a lui échapper. Il a pensé compléter son livre en y ajoutant plusieurs éclair- cissements, un discours préliminaire sur la tra- dition littéraire en Italie jusqu’à Dante, et quel- ques éludes sur les sources poétiques de la Divine Comédie (I).

(1) Ce travail a été placé à la fin du volume des Poêles franciscains, Œuvres complètes, t. V, p. 549.

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DISCOURS PRÉLIMINAIRE

DE LA TRADITION LITTÉRAIRE EN ITALIE, DEPUIS LA DÉCADENCE LATINE JUSQU’A DANTE.

Au milieu des passions et des doutes qui troublent notre siècle, le passé ne nous intéresse que par il nous louche, c’est-à-dire par ce qui nous en est reste. Tout l’intérêt de l'histoire littéraire est de chercher, parmi les monuments intellectuels de tous les siècles, le, conseil de la Providence et la loi générale de l’es- prit humain. Les littératures se succèdent : il s’agit de savoir si elles se lient et se continuent; si, à côté de ces instincts poétiques qui partout s’éveillent d’eux- mêmes, il y a une discipline savante qui constitue l’art, que les peuples se transmettent, toujours ensei- gnés, toujours enseignants, n’accomplissani qu’une même œuvre, comme une même destinée. Et, pour poser la question en des termes plus courts, il s’agit de savoir s’il existe une tradition dans les lettres.

Les recherches modernes ont commencé à renouer

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DISCOURS PRÉLIMINAIRE, dans l’histoire la succession des époques. D’un côté, les langues, les fables, les doctrines de l'antiquité classi- que, qu’on avait crues originaires des lieux mêmes elles fleurirent, ont été rattachées aux civilisations de l’Orient. Les vieilles prétentions d’aulochthonic ont disparu devant les preuves d’une commune et lointaine descendance. D'un autre coté, dans les profondeurs ignorées du moyen âge, dans les systèmes de ses écoles et les ouvrages de ses grands maîtres, il a fallu recon- naître les origines légitimes de la science et de l'art modernes. On a renoncé à faire dater de Luther le ré- veil de la raison. Ainsi s’est rétablie d’une part l’unité des siècles antiques, de l’autre celle des siècles chré- tiens. Il reste à étudier plus attentivement l'intervalle qui sépare ces deux époques du monde. Pendant les terribles années remplies par la chute de l’empire ro- main et par l’avénement des Barbares, il faut voir si les lettres ont péri. S’éteignirent-elles alors, pour renaître plus tard du concours de quelques circonstances fécon- des? ou bien auraient-elles subi une transformation qui devait les sauver, cl conserver ainsi la perpétuité de l’enseignement?

La renaissance, longtemps fixée à la prise de Con- stantinople, a été reculée par quelques-uns jusqu’aux croisades, par d’autres jusqu’à Charlemagne. Avant Charlemagne, on a bien vu lesMuses romaines réfugiées dans les monastères irlandais et anglo-saxons. Mais ces recherches veulent être faites de plus près. On les doit poursuivre sur leur terrain naturel, en Italie, dernier

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DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 5

asile (le l'antiquité, premier foyer du moyen âge. C’est qu’on peut se donner le spectacle de la plüs mémo- rable transition qui fut jamais. Quelles phases les let- tres parcoururent durant onze cents ans, depuis la décadence latine jusqu’aux premiers écrits en langue vulgaire? Comment l’esprit humain dépouilla ses habi- tudes païennes pour revêtir un caractère nouveau? si ce fut par la mort, par un sommeil, par un travail si- lencieux. C’est cette révolution que nous entreprenons de décrire, en cherchant dans ses longues péripéties à retrouver, s’il se peut, l’unité de la tradition littéraire. Nous la recueillerons d'abord chez les Romains, telle que l'antiquité l’avait faite au siècle d'Auguste ; nous la verrons régénérée par le Christianisme ; nous exa- minerons si elle traversa la barbarie, et comment elle a pu se reproduire dans les œuvres du génie italien, qui devait à son tour la faire régner sur toutes les I i lté ra t u res e u ropéen nés.

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Si l’on considère la civilisation romaine à l'ouverture de l’ère moderne, on trouve qu'elle avait ses racines dans l’antiquité tout entière. On y voit le résultat et l’abrégé des civilisations antérieures, et comme le der- nier effort de l’esprit humain après quatre mille ans. La langue latine elle-même, par l’incontestable origi- nalité de son caractère, par scs analogies radicales avec le grec et le sanscrit, atteste les rapports primitifs de

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0 DISCOURS PRÉLIMINAIRE.

l’Orient, de la Grèce et de l’Italie. Home semblait avoir reçu de l'Orient, par l’entremise des Étrusques, ses plus graves institutions religieuses, restes d’une vérité défigurée, qui ne manquaient pas de grandeur. Je veux dire celte science des augures et ce culte des mânes, qui faisaient de toute la vie un èommerce perpétuel avec les dieux et les ancêtres. Les arts et le sentiment du beau lui étaient venus de la Grèce, parle voisinage des villes doriennes de Calabre et Sicile. Plus tard» après la guerre de Macédoine, on achetait des pédago- gues grecs au marché d'esclaves ; la jeunesse patri- cienne allait étudier aux écoles d’Athènes et de Rhodes; les Muses latines s’enrichissaient par l’imitation, qui était encore une conquête. Mais le propre du génie ro- main, ce qu’il ne dut qu’à lui-même, et au vieux Latium il naquit, ce fut le sens pratique du juste, l’instinct du droit. Le droit se constituait par la jurisprudence ; l’éloquence le défendait au dedans; les armes l'impo- saient au dehors : toute l’existence des vieux Romains était renfermée dans ce cercle. C’est à cause de l’éner- gique précision de leur esprit qu’ils dépassèrent ce qui les avait précédés. Les Grecs travaillaient pour la gloire, les Romains pour l’empire. Ils ne voulaient pas tant l’admiration que l’obéissance des hommes. Ils usaient des lettres comme d’un pouvoir. Le souvenir de la chose publique est empreint dans leurs plus beaux ouvrages, comme le nom du sénat et du peuple sur leurs monuments. A la majesté des harangues de Cicé- ron, l’on reconnaît une parole qui est maîtresse des

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DISCOURS PRÉLIMINAIRE.

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affaires du monde; la poésie de Virgile ne se détache jamais de la cause politique à laquelle elle s’est enga- gée : l’art a autre chose à faire que de charmer, il faut qu’il serve. Il y a donc à Home, dans la littérature aussi bien que dans la société, une tradition séculaire, dont l’Italie fut l’organe au centre par le Latium, au midi par les colonies helléniques île la Grande Grèce, au nord par les colonies asiatiques de l’Étrurie : en sorte que tous les travaux du passé étaient venus y aboutir, et que toutes les nations policées de la terre semblaient avoir mis la main à l'œuvre pour former leurs maîtres.

Or ces trois choses dont se composait la civilisation romaine, c'est-à-dire la religion, le droit, les lettres, touchaient à leur décadence. 11 les y faut suivre, voir si leurs destinées sc séparent ou se confondent; ce qui devait se perdre, ce qui devait rester.

La ruine du paganisme ne fut point ce qu’on a cou- tume de penser. Il ne tomba pas d'une chute rapide, comme pour faire place à l’Evangile. Malgré les injures des philosophes, la multitude n’avait pas déserté scs autels : il eut une sorte de restauration à l’avénement des empereurs ; la lassitude du doute et le trouble des remords lui ramenaient les esprits. Ses forces se re- nouvelèrent par les cultes étrangers de Sérapis et de Mithra. Mais ces religions d’emprunt ne lui apportaient qu’une erreur plus savante : elles n'abolissaient ni les rites impurs ni les rites sanglants. Le paganisme ne se réforma donc pas non plus, comme pour venir au-de- vant de la vérité; il disputa le terrain jusqu'au bout.

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DISCOURS PRÉLIMINAIRE.

Les dernières traces s’en conservèrent longtemps. Nf aïs ce qui en resta fut un obstacle, et non pas un moyen pour l’avenir.

Il n’eu fut pas ainsi de la législation. Il semble au premier aspect <]ue tout l’édifice romain allait crouler. L’empereur, qui, sous ce litre militaire, n’était que le chef des plébéiens, acheva la destruction de la cité pa- tricienne, depuis longtemps ébranlée dans sa constitu- lion sacerdotale et guerrière. La cité périt, et avec elle disparurent peu à peu ses lois impitoyables, et les so- lennités jalouses dont elles entouraient les actes civils. Mais en même temps s’établissait l’empire. Les provin- ces grandissaient sous une administration commune; leurs usages, recueillis et justifiés par les juriscon- sultes, formèrent le droit des gens, qu’on opposa aux rigueurs de l'ancien droit civil, et qui donna de nou- velles bases à la famille, à la propriété, à la justice. Ce fut le droit des gens, c’est-à-dire la loi que le monde s’était faite par l’organe des Romains, qui se conserva dans les compilations de Justinien, pour devenir le fondement des sociétés futures. Toute l’Europe est assise sur cet héritage.

Le sort des lettres ressemble à celui des lois. On voit d’abord se précipiter leur déclin. Un moment est venu où, l’étude des procédés de l’art préoccupant les esprits, le soin de la forme entraîne la pensée et commence à la faire descendre. Ce moment est décisif. Une orgueil- leuse réaction se prononce contre les grands écrivains de l’âge précédent. L’illusion des fausses théories, l’éclat

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DISCOURS PRÉLIMINAIRE.

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îles exercices déclamatoires et des lectures publiques, achèvent d’égarer l’éloquence et la poésie. L'inspira- tion, qui est la vie, se retire; et avec elle le style, «jui est la lumière. Et toutefois ce temps est celui la lit- térature latine s’empare de l’avenir. Home lit alors deux choses mémorables pour la diffusion et la conser- vation des connaissances humaines.

D’abord, comme elle vit qu’elle avait reçu des na- tions orientales tout ce qu’on en pouvait attendre, Rome se tourna vers l’Occident. Elle y trouva des mœurs et des intelligences grossières : elle entreprit de les élever à son niveau. Rendant celte longue période ses conquêtes paraissent arrêtées, elle subjuguait la terre une seconde fois, et plus souverainement, par sa langue et ses institutions. Alors on peut suivre le mou- 4 vement propagateur. On voit les lettres sortir du nord de l’Italie, et se répandre par la Gaule romaine en Es- pagne, où elles suscitent cette brillante génération : les deux Sénèque, Lucain, Qnintilien, Martial. Elles pas- sent ensuite en Afrique au temps deCornutus, de Fronto et d’Apulée, pour revenir enfin dans les Gaules et jus- qu’à Trêves, sur les confins de la Germanie avec les panégyristes, avec Ausone, Rutilius, et Sidoine Apolli- naire. Ainsi les étrangers obtiennent le droit de cité dans la république littéraire comme dans l’Etat. Home n'ignore pas le danger de cet envahissement; elle est avertie de ce qu’elle doit perdre d’élégance et de no- blesse au commerce de ces fils de Barbares. Sa gloire est de n’avoir point reculé à leur vue. Elle les natura-

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DISCOURS PRELIMINAIRE.

lise, elle les civilise; elle fait, à ses risques et périls, l'éducation des écrivains et des peuples. Ce ne fut point la loi •ce des événements, ce fut un bienfait compris et voulu. Pline écrivit de l’Italie cet éloge singulier : « Que les dieux semblaient l'avoir élue pour donner au monde un ciel plus serein, pour réunir tous les empi- res, rapprocher les langues discordantes, et rendre à l'homme l’humanité. » Et Tertullien, enchérissant en- core, par un barbarisme éloquent créa un niot nouveau pour désigner celte culture universelle, qui s’étendait de la Grande-Bretagne aux extrémités de la Hongrie : il l’appela Wmanitas.

En même temps, et pour que le cercle grandissant eût un centre, s’établissait une puissance nouvelle que les Ages antérieurs n’avaient point connue : l’enseigne- ment public. L’Egypte avait ses initiations, mais en- tourées de mystères. A Athènes, les soins de l’instruc- tion littéraire étaient abandonnés au dévouement ou à la cupidité des sages. En Italie, dans ce pays de disci- pline, renseignement devait être une magistrature. César le revêtit d’une première sanction, en l’environ- nant d’immunités et de privilèges; Vespasien assigna un salaire public aux maîtres de belles-lettres. Alors s’élevèrent ces écoles célèbres du Capitole, dont l'ordre et la prospérité furent assurés par les lois impériales, et qui, sous le règne de Valentinien III, comptaient trente professeurs entourés d’une jeunesse innombra- ble. Deux y enseignaient la philosophie et la jurispru- dence : il y avait trois rhéteurs latins, cinq sophistes

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DISCOURS PRÉUMINAIHK.

Il

grecs, dix grammairiens grecs, dix grammairiens la- lins. Yingl-neuf bibliothèques réunissaient tous les trésors scientifiques de l’antiquité. Des fondations pa- reilles se multiplièrent par toute l’Italie, et une consti- tution d'Antonin le Pieux les étendit aux cités des pro- vinces. A la vue de ces moyens puissants, on s’étonne d’abord de la médiocrité des effets. On ne peut se dé- fendre d’un profond dédain pour ces écoles stériles qui ne viennent qu’après les grands siècles, et d’où ne sortent que des générations obscures. Vainement Quin- tilien, dans ses Institution* oratoires, entreprenait l’éducation de l'homme éloquent : l’orateur idéal qu’il formait avec tant de sollicitude, il ne lui fut pas donné de le voir de scs yeux. Cependant prenez- y garde : ces grammairiens, artisans de paroles, qui se consument en controverses de syntaxe, veillent à la conservation de l’une des plus belles langues de l’univers. Ces sco- liastes, dont le commentaire opiniâtre semble s’attacher comme un ver rongeur aux écrits des prosateurs et des poètes, sont précisément ceux qui, en discutant chaque syllabe, maintiendront la pureté et la correction des textes, éclaireront les allusions mal comprises, consa- creront le souvenir des usages effacés. Nous leur de- vons ce bienfait, de pouvoir lire les grands hommes qui furent leurs maîtres et les nôtres. Macrobe, Nervi us, Terentianus Maurus, Martianus Capella, en rassemblant le savoir de leur temps, devinrent les instituteurs du moyen âge. Attendez quelques siècles encore, et de ces écoles qui vous semblaient inutiles, vous verrez venir

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DISCOURS PRÉLIMINAIRE.

îles disciples qu’elles n'avaienl point espérés : vous en verrez sortir les fronts radieux de Dante et de Pétrar- que. En ceci, comme toujours, il s’est trouvé que l’homme travaillait pour un autre avenir que ce lende- main auquel il songe. 11 fait autrement qu'il ne veut, souvent plus qu’il ne veut; et, quand son œuvre est finie, on ne peut s’empêcher d’y admirer la trace de cette volonté toute-puissante qui travaillait avec lui.

Or ce travail obscur qui nous a conservé les lettres classiques, cet enseignement qui a son foyer en Italie et ses rayons partout, c’est ce que je nomme la tradi- tion. Elle recueille l’art pour traverser les époques orageuses, comme l'archeà la veille du déluge recueillit dans ses flancs la nature vivante. L’arche était un re- fuge ténébreux, triste et pauvre, et cependant la nature y était tout entière. De même la tradition semble ré- duite au misérable échafaudage des gloses scolastiques et des règles grammaticales : elle porte dans son sein toutes les grandes époques littéraires de l’Europe. l’on ne voyait qu’une décadence, il faut reconnaître une origine.

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Mais, si les lettres pouvaient être sauvées, la société païenne devait finir par une dissolution qui en relâchait successivement tous les liens. Ce fut alors qu'au milieu de Rome l’Eglise chrétienne commença. Entre ces deux sociétés ennemies, il y avait un abîme : comment l’es-

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DISCOURS PRÈU5IIKAIRE.

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prit humain le sut il franchir? comment le christia- nisme pouvait-il entrer dans les lettres, et les lettres dans le christianisme? Ici la question se présente avec toute sa difficulté. C’est ici qu’il faut saisir les nœuds secrets par lesquels se rattachent les temps.

Premièrement, l’Evangile pénétra dans la civilisation romaine par une inlluence latente qu’on n’a pas as- sez remarquée. Il faudrait considérer de près cette force intérieure et communicative qui s'exerçait sur les in- fidèles mêmes; il faudrait descendre, pour ainsi dire, dans ces catacombes morales creusées sous le sol païen, pour le soulever ensuite. On suivrait les vestiges de la prédication apostolique jusqu’au palais des Césars; on verrait la pensée régénératrice se répandre lentement par le courant des opinions jusque dans les lois et dans les lettres. Ainsi on rencontre tout à coup, à la fin du règne de Claude, deux décisions qui modifient le droit de vie et de mort des maîtres, et qui émanci- pent les femmes de la tutelle perpétuelle exercée par leurs parents. Et ces deux actes, subversifs de toute l’économie publique des Romains, contraires à tout l’effort de la jurisprudence, à tout le penchant des mœurs, se trouvent, par une coïncidence singulière, au moment même se propage silencieusement la foi nouvelle, qui affranchit l’esclave par la conscience, la femme par la virginité. L’action cachée du christia- nisme se montrerait surtout dans la littérature, si l’on reprenait, pour la résoudre jplus complètement, la cé- lèbre question des rapports de Sénèque et de saint Paul.

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IlISCOlUS l'ItKl.IMlNUHE.

On arriverai! à reconnaître une profonde différence entre le stoïcisme des Grecs, dont la base élait toute païenne, et l’opinion du stoïque Romain, qui rétablit les relations de Dieu et de l'homme par la gràce-et la charité. Ainsi, en présence du dogme nouveau, une réforme silencieuse se serait faite dans le système stoï- cien. Cette doctrine meilleure, adoptée par Sénèque, reconnaissable dans Epictèlc, devait régner avec Marc- Aurèle, et donner à l’empire ses derniers beaux jours. En sorte «pic l’Évangile, accusé de la décadence ro- maine, en aurait, au contraire, retardé l'entrainement. Tandis qu’on brûlait les chrétiens aux jardins de Né- ron, les flambeaux de ces fêtes éclairaient déjà le monde (1).

( 1 ) lin sénatus-consultc de Claude abolit la tutelle des agitai* sur les femmes majeures de douze ans. Un autre affranchit les esclaves abandonnes par leurs mailres pour cause de vieillesse nu de maladie. Voyez le Mémoire «te M. Troplong, analysé dans les Comptes rendus de l’Acade'mie des sciences morales et politiques.

La célèbre thèse des rapports de Sénèque et de saint Paul a été si com- promise par la mauvaise critique, qu'on ne peut plus l'énoncer sans indi- quer les preuves. La plus puissante, celle qu'oit a le plus négligée et qui nous semble démonstrative, c'est la distinction de deux stoïcismes : d'un coté, celui de Zénon, de Chrysippe et de Cléantlie, dont la méta- physique enseigne l'unité absolue de la nature; la divinité du monde; l’absorption future, et l'anéantissement de l'âme dans l'essence divine; l'universalité îles choses enfermée dans un cercle fatal de dcsliuctions et de créations successives; enfin, l'exaltation de la personne humaine jus- qu'il en faire une partie de Dieu même : c’est une doctrine païenne, singulièrement semblable à celle du Vcdanta indien. D'un autre coté, la doctrine ésotérique de Sénèque, qui distinguo la personnalité divine et la jiersonnalité humaine. Dieu agissant comme père, et prévenant par son assistance l'homme qui correspond jvnr l'amour : ajoutez à cela le combat de l’esprit et de la chair, l'immortalité, la lilterlé morale, et le précepte de la fraternité universelle. Ces dogmes ne se trouvent point sous d'obscures allusions dans les écrits publics du philosophe; ils sont dans sa corres-

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IlISCOlRS PltÈUMINAIRi:.

En second lieu, si l’on étudie le christianisme en lui-méme, au milieu de l'obscurité de ces deux pre- miers siècles, on le trouve déjà dans toute sa puissance spirituelle : il porte tout ce qu’il doit produire. L’E- glise 11e fait que de naître, elle a déjà sa hiérarchie couronnée de la papauté, et sa liturgie consacrée par le sacrifice eucharistique. Dans les images sacrées des catacombes, on voit commencer les types traditionnels de l'art chrétien : un jour les tombeaux des martyrs se soulèveront, et les basiliques qui les couvrent porteront jusqu’au ciel leurs triomphantes coupoles. L’Ecriture sainte ouvre une source inconnue, se retremperont les lettres. Les actes des martyrs sont le commence- ment de l’histoire moderne, et dans les allégoriques Vision* d’Hermas on ne peut méconnaître une poésie naissante, et le premier exemple de ces livres de vi- sions, si nombreux au moyen âge, qui finiront par inspirer la Die inc Comédie.

Troisièmement, la religion chrétienne, malgré sa nouveauté puissante, n'abjurait point la vieille ci vi 1 i-

pondancc la plus intime; ils y remplissent des lettres entières; voyez sur- tout les lettres 4), 42, 95, î 02, 12(1. Si d'ailleurs de telles doctrines ne peuvent être attribuées à l’élévation personnelle du caractère de cet homme, déshonoré par tant de faiblesses, on songera aux circonstances qui purent le rapprocher de saint Paul. 15 reviennent les indices recueillis dans le mémoire excellent de M.Greppo: la prédication de saint Paul à l'Aréo- page, ses discussions avec les stoïciens d'Athènes, sa comparution Corin- the devant le proconsul Annæus Gallio, frère de Sénèque, et son arrivée à Rome, il fut remis aux mains d'Afranius Duirlms, préfet du prétoire. Depuis que ces pages sont écrites, j'ai vu la question des iap|K>rts de saint Paul avec Sénèque traitée avec beaucoup d’art et de force dans les Ct’sars de M. de Champagny.

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DISCOURS PRÉLIMINAIRE.

satio» qu’elle venait régénérer. 11 ne faut pas y voir une conspiration désespérée, le prestige d’une révolte et l’héroïsme facile de la colère. Ces hommes qu'on jetait aux lions ne reniaient pas la patrie romaine; ils croyaient à ses destinées, ils regardaient l’empire comme le seul lien qui empêchât le monde de se dis- soudre, et ils en demandaient à Dieu la conservation. Les arts leur prêtaient un langage antique pour l’ex- pression de leur pensée : leurs peintures sépulcrales rappellent encore les procédés des artistes païens ; la ligure d’Orphée, par un symbole hardi, y représente le Christ attirant les cœurs. En même temps, les pre- miers Pères de l’Église reconnaissent les services de la raison; ils retrouvent dans les doctrines des philoso- phes les traits épars d’une vérité incomplète, et comme une participation lointaine du Verbe éternel. Plusieurs disciplesdc Platon reçoivent le baptême sans dépouiller le pallium. L’un d'eux, saint Justin, vient ouvrir à Home la première école de philosophie orthodoxe : il n’en ferma las portes, après vingt-cinq ans, que pour aller sceller de son sang l’alliance désormais conclue de la science et de la foi. Ainsi, dès le temps des per- sécutions, le Christianisme, déjà maître de l’avenir dont il contient tous les principes, rallie à loi le passé, soit par l’ascendant secret qu’il exerce, soit pai l’ac- ceptation volontaire de tout l’héritage légitime de l’es- prit humain.

La conversion de Constantin pressa le cours des cho- ses; il ne les porta j oint tout d'un coup à leur terme.

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DISCOURS PRÉLIMINAIRE.

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Il ne faut pas croire que las Césars néophytes entraî- nèrent (l'abord le monde avec eux : l’idohUrie résista; seulement elle n'eut plus que des apologies au lieu de supplices, et la lutte devint une discussion. En même temps la querelle de l’arianisme avait commencé. Ces deux questions s’agitaient, non dans un coin obscur de la terre, mais dans les villes de l’Orient, en Grèce, et au grand jour de l'Italie. Rome tout entière s’émut pour le rétablissement de l’autel de la Victoire : l’hé- résie se crut maîtresse au concile de Rimini. Il y allait du sort du genre humain : une féconde perplexité re- muait les intelligences jusqu’au fond; et dans ce sillon grandit une science nouvelle, la théologie. D’un autre côté, la littérature finit par faire comme les autres puissances d’ici-bas : elle devint chrétienne, non sans hésitations, non sans profanations, non sans retours. Les rhéteurs entrent dans l’Église ; c'est l’époque de Lactance, de Victorinus, et du plus glorieux de ces dé- serteurs de l’école, saint Augustin. L'Afrique le reven- diqua. Rome ne sut pas non plus retenir saint Jérôme. Mais il resta aux Italiens saint Ambroise ; et c’est bien assez pour marquer le moment se réunissent dans les. mêmes mains les deux héritages des lettres divines et humaines.

On disait que des abeilles l’avaient visité au berceau, comme Matou, et que leur miel était resté sur scs lèvres. Élevé aux écoles romaines, jeune orateur, il avait paru avec un applaudissement extraordinaire aux tribunaux de Milan. Il portait la robe prétexte des ma-

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DISCOURS PRÉLIMINAIRE.

gislrats, lorsqu’il fui proclamé évoque par l'inspiration il u peuple. Ne vous étonnez pas si les habitudes de l'é- loquence séculière percent dans scs discours, s'il se souvient de Cicéron, ne fût-ce que pour le combattre; s’il écrit des hymnes sur les mètres d’Horace. Le vieux génie national veille encore en lui, quand il sauve la paix île l’empire, quand scs paroles retiennent le tyran Maxime dans Trêves, et que ses lettres arrêtent, sur la frontière du Danube, les bandes conquérantes des Mar- comans. Cependant la grâce épiscopale le presse, et ne lui laisse pas de repos : il se mêle à toutes les contro- verses et à tous les périls de son temps. Symmaque et les députés du sénat, allant redemander leurs idoles, le trouvent sur leur passage; et, quand les satellites de l'impératrice arienne viennent forcer les portes du temple, il est debout sur le seuil. Ainsi tout a sa place dans ce grand esprit; et du même cœur qu’il a repro- ché à Théodose le massacre de Thcssaloniquc, il vendra ses vases sacrés pour le rachat des captifs, et ses larmes seront inépuisables pour pleurer la mort d’un IVère ou la chute d’une vierge pécheresse.

Deux autres écrivains m’arrêtent encore. Saint Pau- lin, disciple du poète Ausonc, désertait les Muses païennes et ses riches possessions d’Aquitaine pour ve- nir abriter sa yie au tombeau de saint Félix de Mole. Sa piété mélancolique aima ce beau ciel de Campanie, ce culte d’un saint préféré, ces pèlerinages fréquentés par un peuple qui en revenait meilleur. Mais les lettres sa- crées le suivirent dans sa retraite : quelques ùmeschoi*

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DISCOURS PRÉLIMINAIRE. 19

sies la partageaient; une correspondance active entre- tenait ses rapports avec les plus illustres personnages. On ne peut lui refuser une part dans les destinées intellectuelles de l’Italie et dans les affaires de la chré- tienté.

Plus tard, lorsque les siècles de Home se précipitent vers leur fin, saint Léon le Grand semble les retenir : pontife qu'on appela le Démosthène chrétien, qui rap- pelait saint Paul dans la chaire, saint Pierre sur le siège pontifical. 'L’Italie ne sut rien opposer de plus fort à l'invasion d’Attila. Trois cent mille Barbares s’arrê- tèrent au passage du Mincio devant ce vieux prêtre. Quelques années après, il conjurait les fureurs de Gen- seric dans Home : il en obtenait la vie des citoyens et la conservation d<>s édifices. On ne saura jamais assez combien il _a fallu de courage et de génie pour garder jusqu’à nous ce qui nous reste des pierres de cette ville, sur laquelle s’acharnait la vengeance de l’univers.

Ainsi l’Kglisc luttait contre le paganisme et l’hérésie pour l’affranchissement des intelligences; d'un autre coté elle retenait les Barbares et prolongeait l’existence de la vieille civilisation. Les évêques relevaient de la garde de l’empire les légions fatiguées. Dans ce siècle de terreur qui précéda la chute du trône d’Occidenl, chaque année de retard fut un bienfait. 11 fallait que les mœurs, le droit, les lettres, eussent le temps de se préparer des refuges. Avec les évêchés , les foyers d’étude se multipliaient par toute l'Italie. Alors durent commencer les écoles paroissiales, citées en

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529 par le concile de Yaison. L’enseignement profane avait subi la loi commune : la tradition littéraire était désormais chrétienne. Elle n’abandonnait pourtant ni ses souvenirs patriotiques ni son culte pour les grands modèles. Toute l’énergie de l’accent romain revivait dans les chants du ppëtc Prudence, lorsqu’il mettait dans la bouche du martyr saint Laurent cet hymne au Christ : «0 Christ! nom unique sous le soleil, splen- deur et vertu du Père, auteur du ciel, fondateur de ces murs ! vous plaçâtes Rome souveraine au sommet des choses, voulant que l’univers servît le peuple qui porte le fer et la toge. Voici que le genre humain tout entier a passé sous la loi de Rémus. Les mœurs enne- mies se rapprochent cl se confondent par la parole et par la pensée. 0 Christ ! donnez à vos Romains que leur cité soit chrétienne, elle par qui vous avez donné une même foi à toutes les cités de la terre. Toutes les pro- vinces sont unies en un même symbole ; le monde a fléchi : que la ville maîtresse fléchisse à son tour! que Romulus soit fidèle, et que Numa croie en vous! »

III

L’invasion des Barbares ouvre une troisième période, la suite des choses humaines semble s’interrompre. Sept fois en moins de deux siècles (401-557), les peu- ples du Nord désolèrent l’Italie. Ils se succédèrent à des intervalles si rapprochés, que cinq générations connu- rent ces épouvantes, et passèrent en emportant cette

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incertitude de l'avenir qui ne permet pas de travailler pour lui. Les souvenirs s’effaçaient comme les espé- rances. Le inonde ancien finit là, on y fait commencer le monde moderne : c’est une naissance le lendemain d’une mort; et, dans le moment ténébreux qui les sé- pare, toute transition disparait.

Cependant, au milieu de ces irruptions guerrières dont on ne saurait nier les désastres, on peut rappeler un autre fait non moins considérable : je veux dire l’a- vénement pacifique des Barbares dans l'empire romain. Depuis que César conduisit des Germains à Pharsalc, vous les voyez remplir peu à peu les armées comme mercenaires, les terres comme colons, les dignités comme citoyens, jusqu'à ce que, devenus consuls, pa- trices, préfets du prétoire, gendres des empereurs, ils tiennent tant de place, qu’un jour il n’en reste plus à leurs maîtres. Ces étrangers, à demi Romains, inter- posés entre les vieux habitants de l'Italie et ses vain- queurs, prévinrent un choc qui aurait tout mis en poussière, et leur domination régulière ménagea le passage de la liberté à l’oppression violente.

Les deux faits que nous venons de distinguer, l'avé- nement pacifique et l’invasion par violence, caracté- risent, en Italie, les conquêtes successives des Gotlis et des Lombards.

C’est ici le lieu de reconnaître la mission répara- trice de Tliéodoric. Sa venue en Italie fut d’abord une revendication légale, exercée contre les Hérules au nom du César de Byzance, ensuite une prise de possession

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paisible, consentie par le sénat, accueillie par le peu- ple. Scs bienfaits relevèrent les murs des villes, leurs aqueducs, leurs amphithéâtres, et les ruines encore plus saintes de leurs libertés. La hiérarchie des titres, des offices et des magistratures conserva son prestige, les lois reprirent leurs forces. Ce chef de bandes ger- maniques, qui ne savait signer son nom qu’à l’aide d’une lame d’or percée à jour, s’honorait pourtant de porter la pourpre, donnait une législation toute romaine à ses guerriers désarmés, s’entourait de secrétaires, de questeurs et de comtes, et s’entretenait avec eux des maximes des philosophes, du cours des étoiles, de la nature des fleuves et des mers, home lui prêtait ses auspices, et il semblait, devançant de trois siècles l’œuvre de Charlemagne, méditer un nouvel empire d’Occident. Une alliance générale se formait entre les nations germaniques sous le patronage de celte race des Goths qui couvrait alors les plus heureuses contrées de l’Europe ; elle-même se poliçait au commerce des mœurs et des sciences latines; elle parlait une langue admirable : il y avait toute une épopée dans ses hé- roïques souvenirs. Qui ne lui aurait prédit de longues destinées? Le jour d’une civilisation naissante commen- çait à poindre des bords de l’Adriatique aux colonnes d’Hercule. Cependant la monarchie des Goths en Italie ne dura que soixante-neuf ans : je crois voir la cause décisive de sa ruine. L'hérésie d’Arius, celte doctrine impuissante et disputeuse, qui n’avait pas le courage de s'enfoncer dans les utiles obscurités de la foi, qui

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DISCOURS PRÉLIMINAIRE, aimait l’ombre du tronc et la protection des impéra- trices et des eunuques, n’était pas de force à pouvoir soutenir une société nouvelle : elle la laissa tomber.

Auprès de Théodoric paraissent deux hommes à qui les lettres doivent beaucoup : Boëce et Cassiodore.

Boëce appartient encore au passé. Descendant des Anicius et des Manlius, il réunissait dans sa maison toutes les images de l’ancien palriciat, tous les hon- neurs de la république. On le vit un jour descendre du sénat pour se rendre au Cirque; et là, debout entre ses deux fils consuls, assis sur la chaise d’ivoire, entouré de licteurs, distribuer les largesses du prince au peuple assemblé, qui se croyait revenu au temps des Césars, en retrouvant des jeux et du pain, panent et circenses. Dans ses rares loisirs, il avait visité par la pensée les écoles de la Grèce; ses traductions d’Aristote et des commentateurs d’Aristote embrassaient tout le système- péripaléticien : c’était de là, et particulièrement d’un passage de sa version de Porphyre, que devait sortir un jour, avec la querelle des réalistes et des nominaux, toute la philosophie scholastique. D'un autre côté, son Traité de la Consolation, destiné à une popularité im- mense au moyen âge, traduit de bonne heure dans toutes les langues, y devait introduire les idées plato- niciennes, régénérées par le mysticisme chrétien. La science de l’antiquité reçut en lui le baptême du sang; il mourut martyr. Aujourd’hui encore le peuple de Pavie s'agenouille à son tombeau, et les paysans de la vallée de Chiavenne montrent au voyageur la tour de Boëce.

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Cassiodore remplit tine autre destinée - il se tint plus près des Barbares, plus près de l’avenir. On le ren- contre à la cour des conquérants ; historiographe de leurs exploits, panégyriste de leurs règnes, ministre enfin de Théodoric, d’Amalasunte, d'Athalaric, de Théodal; toujours usant de leur pouvoir pour sauver ce qui reste de lumières. Les rescrils des princes, ré- digés par lui, saluent Rome des titres pompeux de cité des lettres, mère de l’éloquence, temple des vertus. Par lui le sénat reçoit l’ordre de rétablir le salaire public des grammairiens et des rhéteurs. Cet homme vécut tout un âge de l’histoire. Il ensevelit la dynastie des Goths, qu’il avait inaugurée. Mais, quand l'autorité des rois lui échappa, il s’en fit une autre plus durable. Au milieu des guerres de Bélisaire et de Tolila, il em- porta les pénales latins sous un toit chrétien; il alla fonder un monastère dans sa retraite de Vivaria, l’en- richit de livres, et le peupla de moines laborieux, co- pistes, traducteurs, compilateurs. Lui-même donnait l’exemple; et, après avoir tracé pour eux, da’ns ses Institutions divines et humaines, l’encyclopédie du savoir contemporain, il songea à la postérité moins heureuse qui allait venir; et, à l’âge de quatre-vingt- treize ans, il écrivit encore un traité d’orthographe.

Ces belles vies ne se perdirent pas en efforts soli- taires. Les écoles restaurées du Capitole attiraient en- core un grand nombre d’étrangers. Une correspan- dancc active liait les lettrés italiens avec ceux de la Gaule; les déclamations d’Knnodius ébranlaient le fo-

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rum de Milan. Et quand le diacre Arator lut publique- , ment les Actes des Apôtres mis en vers, le clergé et le peuple de Rome, assemblés pour l'entendre, remplirent pendant trois jours l’église de Saint-Pierre-aux-Liens.

D’autres temps commencèrent avec la conquête des Lombards. «Cette cruelle nation, comme une épée sor- tie du fourreau, vint faucher la moisson du genre hu- main. » Des bandes incendiaires d’ariens et d’idolâtres s'abattirent sur les couvents et les églises : les villes furent saccagées, les campagnes dévastées, et les bêtes sauvages errèrent aux lieux qu'avaient habités les hom- mes. Les ravisseurs allaient jusque sous les murs de Rome enlever les citoyens, pour les conduire en escla- vage. Au dedans régnait la consternation. La frayeur avait fait disparaître les magistratures, le sénat, le peuple, toutes ces grandes ombres des grandes choses. Dans la terreur universelle, le Souverain Pontife lui- même, interrompant le cours de ses homélies, descen- dait de la chaire, « parce que la vie lui était désormais à charge. » Les Pères d'un concile de Latran, tenu en 680, confessent « que nul d’entre eux ne s’honore , d'exceller dans l’éloquence profane; car la fureur de plusieurs peuples a désolé ces provinces, et, environ- nés de Barbares, les serviteurs de Dieu, réduits à vi- vre du travail de leurs mains, mènent des jours pleins de sollicitude et d’angoisse. » C’est durant ces deux cents ans de douleur, l’Italie, déchirée entre les rois, les ducs lombards et les exarques byzantins, ne connut pas de repos; c'est dans ce silence de la pen-

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sée, au milieu «lu bruit îles ruines, c'est alors ou jamais «|ue les lettres devaient périr.

Elles furent sauvées par le monachisme et la pa- pauté. Le génie italien, appuyé sur ces deux institu- tions tutélaires, traversa l'orage.

Le monachisme s'était organisé à la veille «lu péril. Depuis longtemps les austérités de la Thébaïde avaient trouvé en Occident de courageux imitateurs; mais ces tribus cénobitiqucs attendaient encore une loi com- mune. Or, sous le règne des Goths et vers l an 500, des bergers de Subiaco, en écartant les broussailles de la caverne voisine, ils avaient cru voir remuer une bête sauvage, découvrirent un jeune homme ; et bien- tôt, à la douceur de ses paroles, ils le prirent pour un ange. Il se nommait Bcnediclus : élevé aux écoles ro- maines, saisi de l'ennui des soins terrestres, il s’étail enfui au désert. De nombreux pénitents se rangèrent sous sa conduite. Les cellules du mont Gassin s’élevè- rent sur les ruines d’un temple d’Apollon, dernier asile du paganisme. C’était de que l’homme de Dieu devait envoyer ses disciples au fond de la Sicile et de la Gaule, commencement «le cette invasion bienfaisante «pii couvrit la chrétienté. On rapporte qu’une nuit, comme scs moines dormaient, et qu'il veillait seul sur une tour du monastère en considérant les deux, il se fil autour de lui une grande clarté, et il vil l’univers entier illuminé d'un rayon de soleil. Ce rayon, c'était la règle bénédictine. Elle était humble et courte; mais elle embrassait le travail, qui subjugue la terre, la

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prière, qui est maîtresse du ciel ; la charité, qui con- quiert les hommes : elle rendait ainsi à l’humanité l’empire de soi-mème et de toutes choses. La règle pourvoyait à l'entretien d’une bibliothèque conven- tuelle : bientôt l'usage y joignit les fonctions de l’en- seignement. Les chartes déposées dans les archives devinrent les jalons des premières chroniques. Les lé- gendes des saints y jetèrent les reflets d’une poésie nouvelle. Dès la seconde génération, le mont Gassin avait son histoire. D'un autre côté et au nord de l’Italie, au milieu même de ces Lombards si redoutés, la co- lonie monastique de Saint-Colomban (012) apportait à Bobbio les traditions savantes de l’Irlande. Ainsi le l’eu sacré des lettres s'entretenait sous la garde de l’austère virginité du cloître. Quoi d’étonnant si les moines con- servèrent l’antiquité? ils étaient l’antiquité même. Ils en avaient la langue, le costume, la forme des habita- tions. S’il eût été donné à